Leonard Cohen

( 1934-2016 )
L’amour est un feu
Il brûle chacun
Il enlaidit chacun
C’est l’excuse qu’a trouvée le monde
d’être si laid

Leonard Cohen
compositeur et chanteur,
et surtout un poète, universel, lumineux et sincère.

Profondément respecté par le public
et la critique musicale,
il s’est hissé au rang de légende.
Ses mots et sa musique traverseront sans nul doute le temps,
qui se trouve suspendu chaque fois
que l’on entend sa voix moduler l’infini.

« Comment puis-je commencer quelque chose de nouveau
avec tout cet hier à l’intérieur de moi-même ? »

 

| Le livre du désir: poèmes

Abondamment illustré par l’auteur lui-même,
ce volume rassemble plus de deux cents poèmes d’humour,
d’amour et de désir.
En vers comme en prose, l’artiste dit,
entre gravité et autodérision,
la solitude,
l’angoisse de la mort,
l’envie d’absolu.

Chaque mot est une question
et chaque question est une quête,
celle du bonheur et de l’harmonie.

 

Un bonheur profond
m’a saisi
Mes amis chrétiens disent
que j’ai reçu
le Saint-Esprit
C’est simplement la vérité de la solitude
C’est simplement l’anémone arrachée
attachée au rocher
les racines exposées
au vent du large
O ami de ma vie griffonnée
ton coeur est comme le mien –
ta solitude
te ramènera chez toi

Hydra, 1981

 

Quand tu tombes soudain
dans son étreinte
il se cache pour ne pas voir
sa créature face à face.
Toi aussi tu es cachée
avec tous tes péchés;
aucun roi pour te pardonner;
sa pitié est plus intime.
Il ne se tient pas devant toi,
il ne reste pas à l’intérieur;
la passion n’a pas de point de vue,
c’est le coeur de toute chose.
Il n’y a pas de colline d’où l’on puisse voir.
Maintenant, tu partages un corps
avec le serpent que tu interdis
et avec la colombe que tu acceptes.
Les imitations de son amour
il les supporte patiemment,
jusqu’à ce que tu puisses naître avec lui
dans une nuit de détresse en Galilée;
jusqu’à ce que tu perdes tout orgueil en Lui,
jusqu’à ce que l’objectif de ta foi échoue,
jusqu’à ce que tu étendes tant les bras
que tu n’as plus besoin des clous des Romains.
Les idolâtres de chaque côté
transforment le Seigneur en objet.
Ils l’accrochent si haut sur une croix
que tu dois toujours aller vers lui.
Ils te commandent de rejeter le monde
et lancent tes prières vers lui.
Puis les faiseurs d’idoles dansent toute la nuit
sur ta douleur.
Mais quand tu te relèveras de son étreinte
je sais que tu seras fort et libre,
que tu ne raconteras pas d’histoires sur son visage,
et que tu loueras joyeusement la Création.

Hydra, 1983

 

On m’a parlé d’un homme
qui dit les mots si merveilleusement
qu’il lui suffit de prononcer leur nom
pour que les femmes se donnent à lui.
Si je reste muet près de ton corps
quand les tumeurs du silence fleurissent sur nos lèvres
c’est que j’entends un homme qui monte l’escalier
et s’éclaircit la voix devant notre porte.

 

Un grand festin à Québec

 
Quelques jours après son baptême, Catherine Tekakwitha fut invitée à un grand festin à Québec.
Etaient présents le Marquis de Tracy, l’intendant Talon, le gouverneur M. de Courcelle, le chef Mohawk Kryn, un des convertis les plus fanatiques de la chrétienté,
et beaucoup de belles dames et de beaux messieurs.

Des parfums s’élevaient de leurs chevelures.
Ils étaient élégants comme on ne peut l’être qu’à deux mille milles de Paris.
L’esprit brillait dans toutes les conversations.
On ne se passait pas le beurre sans un aphorisme.

On parlait des activités de l’académie des Sciences de France,
qui n’existait que depuis dix ans.
Certains des invités avaient des montres de gousset à ressort,
une nouvelle invention qui faisait fureur en Europe.
Quelqu’un expliqua un nouveau mécanisme mis au point récemment et qu’on utilisait pour régler les pendules : le balancier.

Catherine Tekakwitha écoutait en silence tout ce qui se disait.
Tête baissée, elle recevait les compliments
que lui valaient les nids d’abeille de sa robe en peau de daim.

La longue table blanche brillait sous l’orgueil de l’argent, du cristal et des premières fleurs du printemps
et, pendant un instant, son regard plongea dans la splendeur de ce repas.

D’élégants domestiques versaient du vin dans des verres
qui ressemblaient à des roses à longue tige. 
Les flammes de cent bougies se reflétaient à l’infini dans cent pièces d’argenterie tandis que les invités parfumés coupaient leurs tranches de viande et l’éclat de ces soleils multiples lui blessa les yeux et elle n’eut plus d’appétit.

D’un petit geste brusque et incontrôlé
elle renversa son verre de vin.
Glacée de honte,
elle contempla la tache en forme de baleine.
– Ce n’est rien, dit le marquis.
Ce n’est rien, mon enfant.

Catherine Tekakwitha resta immobile.
Le marquis reprit sa conversation.
Il parlait d’une nouvelle invention
qu’on mettait au point en France, la baïonnette.

La tache s’étalait rapidement.

– La nappe elle-même a envie de boire de cet excellent vin,
dit le marquis en plaisantant.
Ne craignez rien, mon enfant.
Il n’existe pas de punition pour avoir renversé un verre de vin.

Malgré les domestiques qui s’affairaient avec discrétion,
la tache continua à colorer une surface de plus en plus grande de la nappe.

La conversation mourut lentement
tandis que les convives la regardaient progresser.
Elle recouvrit bientôt toute la table.

Les discussions cessèrent totalement
quand un vase en argent devint rouge
ainsi que les fleurs roses qu’il contenait.
Une belle dame poussa un cri quand sa jolie main devint rouge.

Une métamorphose chromatique totale eut lieu en quelques minutes.
Des plaintes et des jurons retentirent dans la salle rouge tandis que les visages, les vêtements, les tapisseries
et les meubles prenaient la même teinte profonde.

Derrière les hautes fenêtres,
des îles de neige luisaient dans la clarté de la lune.

Toute la compagnie, les domestiques et les maîtres,
regardait au-dehors, comme pour trouver au-delà de la pièce
le réconfort d’un univers aux couleurs multiples.

Sous leurs yeux, ces amas de neige printanière
s’assombrirent pour prendre la teinte du vin renversé
et la lune elle-même absorba la coloration impériale.

Catherine se leva lentement.
– Il faut que je vous présente mes excuses, je pense.