Octavio Paz

Octavio Paz
Mexico – 31 mars 1914 – 19 avril 1998 –
poète, essayiste et diplomate mexicain
lauréat du prix Nobel de littérature en 1990

D’un mot à l’autre
一 Octavio Paz
D’un mot à l’autre
Je ferme les yeux,
j’écoute sous mon crâne
le pas du sang,
j’écoute
passer le temps par mes tempes.
Je suis vivant encore.
La chambre s’est ensablée de lune.
Femme :
fontaine dans la nuit.
Je m’accorde à son cours paisible

 

Il faut dormir les yeux ouverts
il faut rêver avec les mains
il faut rêver à haute voix
il faut chanter jusqu’à ce que le chant s’enracine,
tronc, branches, oiseaux, astres, chanter jusqu’à ce que le chant engendre et que sourde la côte du dormeur l’épi rouge de la résurrection, l’eau de la femme, la source pour boire et se voir et se reconnaître et se reprendre.
Liberté sur paroles

 

L’arbre parle

L’arbre parle
Entre ce que je vois et dis,
Entre ce que je dis et tais,
Entre ce que je tais et rêve,
Entre ce que je rêve et oublie

La poésie.
Se glisse entre le oui et le non :

elle dit
ce que je tais,
elle rêve
ce que j’oublie.

Ce n’est pas un dire :

c’est un faire.
C’est un faire
qui est un dire.

La poésie se dit et s’entend :

elle est réelle.
à peine je dis
elle est réelle
qu’elle se dissipe.
Plus réelle ainsi ?

Idée palpable,
mot
impalpable :
la poésie
va et vient
entre ce qui est
et ce qui n’est pas.
Elle tisse des reflets
et les détisse.
La poésie
sème des yeux sur les pages.
Les yeux parlent
les mots regardent
les regards pensent.
Entendre
les pensées
voir ce que nous disons
toucher
le corps
de l’idée.
Les yeux
se ferment
Les mots s’ouvrent.

 

Comme on entend la pluie
Écoute-moi comme on entend la pluie
ni attentive ni distraite,
les pas légers de la bruine,
l’eau dissoute en air, l’air tissé de temps,
le jour n’en finit pas de s’en aller,
la nuit n’est pas vraiment venue,
figurations du brouillard
à l’ angle de la rue,
figurations du temps
au tournant de cette pause,
écoute-moi comme on entend la pluie,
sans écouter, écoute-moi parler
les yeux ouverts sur l’intérieur,
assoupie, chaque sens en éveil,
il pleut, des pas légers, rumeurs de syllabes,
l’air et l’eau, paroles qui ne pèsent :
ce que nous étions, ce que nous sommes
les jours et les années, cet instant même,
temps qui ne pèse, lourde peine,
écoute-moi comme on entend la pluie.

JARDIN
Nuages à la dérive, continents
somnambules, pays sans substance
ni poids, géographies dessinées
par le soleil, effacées par le vent.

Quatre murs de terre. Bougainvilliers :
dans leurs flammes pacifiques mes yeux
se baignent. Passe l’air entre des murmures
de feuillages et d’herbes à genoux.

L’héliotrope aux pas violets
croise enveloppé de son parfum. Il y a un prophète :
le frêne — et un méditant : le pin.
Le jardin est petit, le ciel immense.

Verdeur qui survit dans mes débris :
dans mes yeux tu te vois et touches,
tu te connais en moi et en moi tu penses,
en moi tu dures et en moi disparais.

ÉCRIT À L’ENCRE VERTE
L’encre verte éveille des jardins, des forêts, des prés,
des feuillages où chantent les lettres,
des mots qui sont des arbres,
des phrases qui sont de vertes constellations.

Laisse mes paroles descendre, te couvrir
comme une pluie de feuilles sur un champ de neige,
comme la statue sous le lierre,
comme l’encre sur cette page.

Bras, taille, gorge, seins,
le front pur comme la mer,
la nuque, forêt d’automne,
lèvres mordillant un brin d’herbe.

Ton corps se constelle de signes verts
comme le corps de l’arbre.
Que t’importe cette petite cicatrice lumineuse :
regarde le ciel — son vert tatouage d’étoiles.
Liberté sur parole

 

 
Tes yeux sont la patrie
de l’éclair et de la larme,
silence disert,
tempêtes sans vent, mer sans vagues,
oiseaux prisonniers, fauves dorés endormis,
topazes impies comme la vérité,
automne dans une clairière
où la lumière chante sur l’épaule
d’un arbre, et où toutes les feuilles sont oiseaux,
plage que le matin trouve constellé d’yeux,
panier de fruits de feu,
mensonge nourricier,
miroirs de ce monde, porte de l’au delà,
pulsation tranquille de la mer à midi

absolu qui scintille,
désert.

Le labyrinthe de la solitude
Le labyrinthe de la solitude est un ouvrage capital de la littérature mexicaine contemporaine.
« Le labyrinthe de la solitude, dit Octavio Paz, fut un exercice de l’imagination critique : une vision, mais aussi une révision du Mexique. »
Point du tout un essai sur la philosophie de l’essence du Mexique ou une recherche de notre prétendu être.
Le mexicain n’est pas une essence, mais une histoire. De ce point de vue, le caractère des Mexicains n’a pas une fonction différente de celui des autres peuples : d’une part, il est un bouclier, un mur ; d’autre part, un faisceau de signes, un hiéroglyphe.
Dans le premier cas, c’est une défense contre le regard d’autrui, mais qui nous immobilise et nous emprisonne ;
dans le second, c’est un masque qui, en même temps, nous exprime et nous étouffe.
Ce n’est donc pas la définition de l’essence du Mexique qui m’intéressait mais la critique : cette activité qui consiste, autant qu’à nous connaître, à nous libérer.


Le Labyrinthe de la solitude (extrait)