Virginia Woolf

« Il m’arrive d’être soudainement terrassée
de chagrin pour les gens. »
⎯ Virginia Woolf | Journal intégral 1915-1941

 

Virginia Woolf ( 1882 – 1941 )
Nouvelliste, romancière, essayiste et femme de lettres anglaise

née le 25 janvier 1882 à Londres, Virginia Woolf, née Adeline Virginia Alexandra Stephen, se suicide le 28 mars 1941 à Rodmell au Royaume-Uni à l’âge de 59 ans.
Virginia Woolf est l’un des principaux auteurs modernistes du XXe siècle, et une féministe.

« J’ai besoin de solitude, j’ai besoin d’espace ; j’ai besoin d’air. J’ai si peu d’énergie.
J’ai besoin d’être entourée de champs nus, de sentir mes jambes arpenter les routes ;
besoin de sommeil et d’une vie tout animale.
Mon cerveau est trop actif.

Du moins ai-je tenté de saisir ma vision et, si je n’y suis pas parvenue, j’aurai tout de même jeté mes filets dans la bonne direction. »

⎯ Virginia WOOLF | Journal intégral : 1915-1941

La Traversée des apparences
« J’aime regarder ce qui se passe,
comme le soir où nous vous regardions sans que vous nous voyiez.
J’aime la liberté de tout cela.
C’est comme si on était le vent ou la mer. »

La Traversée des apparences
Au début du XXe siècle, un groupe de passagers londoniens embarque pour l’Amérique du Sud. Parmi eux, la fille de l’armateur, Rachel, s’éloigne pour la première fois de la bonne société anglaise et part à la rencontre du monde et d’elle-même. Au cours de ce voyage, elle découvre des paysages exotiques et des lieux inconnus, mais elle reste poursuivie par l’univers étriqué qu’elle cherche à fuir. Buvant le thé et dissertant de littérature, ce beau monde cultivé ne parvient jamais à voir au-delà des règles de la bienséance qui oppressent Rachel.

Ce premier roman de Virginia Woolf est un miroir de l’évolution de son auteure, jusque dans la fascination pour l’eau et la mort, qui finira par la rattraper tragiquement. Mais au-delà de l’autobiographie, La Traversée des apparences pose un monde qui restera celui de Woolf tout au long de son oeuvre : un univers régulé dans lequel une héroïne, qu’elle s’appelle Rachel ou Clarissa Dalloway, étouffe et cherche sans cesse à trouver du sens, à regarder autrement pour se sauver.

«  Nous devrions prendre la route sans idée définie de l’endroit où nous allons passer la nuit, ni de la date de notre retour ; seul importe le chemin.
Plus essentiel encore, quoique ce soit un bonheur des plus rares, nous devrions, avant de nous mettre en route, tenter de trouver un compagnon de voyage qui nous ressemble et à qui nous pourrons dire tout ce qui nous vient à l’esprit. Car nous ne saurions goûter notre plaisir sauf à le partager. »
– Les essais choisis (2015)

Les Vagues

 

Publié en 1931, « Les Vagues » se compose d’une succession de monologues intérieurs entrecroisés de brèves descriptions de la nature.
Chaque personnage donne sa voix
et se retire dans un mouvement rythmé
qui évoque le flux et le reflux des marées.

Extrait

J’espérais avoir retenu ainsi le chant de la mer et des oiseaux, l’aube et le jardin, subconsciemment présents, accomplissant leur tâche souterraine…
Ce pourraient être des îlots de lumière, des îles dans le courant que j’essaie de représenter; la vie elle-même qui s’écoule.

Quand une tremblante étoile apparaît dans le ciel clair,
j’en viens à penser que seul l’univers est plein de beauté,
et que nous ne sommes que des reptiles
dont la luxure souille même les arbres.

Je vais prendre mon angoisse et la déposer sur les racines sous les hêtres.
Je vais l’examiner et la prendre entre mes doigts.
Ils ne me trouveront pas.
Je mangerai des noisettes et je chercherai des œufs sous les ronces et mes cheveux seront poissés
et je dormirai sous les haies et boirai l’eau des fossés et mourrai là.

Peu à peu, à mesure qu’une pâleur se répandait dans le ciel, une barre sombre à l’horizon le sépara de la mer, et la grande étoffe grise se raya de larges lignes bougeant sous sa surface, se suivant, se poursuivant l’une l’autre en un rythme sans fin.
Chaque vague se soulevait en s’approchant du rivage, prenait forme, se brisait, et traînait sur le sable un mince voile d’écume blanche. La houle s’arrêtait, puis s’éloignait de nouveau, avec le soupir d’un dormeur dont le souffle va et vient sans qu’il en ait conscience.

Sur la maison, le soleil déversait des rayons plus larges.
La lumière toucha quelque chose de vert au coin d’une fenêtre, et en fit un bloc d’émeraude, une grotte du vert le plus pur, tel un fruit dénoyauté.

La lumière aiguisait le rebord des tables, des chaises, et ourlait de délicats fils d’or les nappes blanches.
À mesure que le jour croissait, les bourgeons éclatèrent çà et là, dépliant brusquement leurs fleurs veinées de vert palpitantes comme si l’effort fait pour s’ouvrir les avait mises ne branle, et leurs frêles battants frappant contre leurs parois blanches fit un vague carillon.

Les choses se fondaient, perdaient doucement leur forme ; on eût dit que l’assiette de porcelaine s’écoulait, et que le couteau d’acier devenait liquide. Et, tout le temps, le bruit des brisants retentissait, pareil aux grands coups sourds de bûches tombant sur le rivage.

Pourtant, la vie est supportable, la vie a de bons moments. Lundi est escorté par mardi, puis mercredi leur succède, l’esprit s’élargit d’année en année comme le tronc d’un chêne; le sentiment du moi se fortifie ; la douleur même se fond dans la sensation de cette continuelle croissance.

Les soupapes de l’esprit s’ouvrent et se ferment sans cesse avec une précision musicale de plus en plus parfaite; la hâte fébrile de la jeunesse trouve son emploi, et tout l’être semble manoeuvrer avec la perfection d’un mécanisme d’horloge.

Avec quelle rapidité le flot nous porte de janvier à décembre. Nous sommes entrainés par le torrent des choses; et ses codes nous sont devenues si familières que nous n’apercevons pas leur ombre. Nous flottons sur la surface du fleuve. »

⎯ Virginia WOOLF | Les Vagues, 1931 |
Préface et traduction de Marguerite Yourcenar.