« La poésie est quelque chose
entre le rêve et l’interprétation. »⏤ Lou Andreas-Salomé, Journal d’une année
Femme de lettres cosmopolite,
Lou Andreas-Salomé laisse une oeuvre inclassable et singulière.
Littérature et philosophie, psychanalyse et théologie ;
histoires pour enfants et poèmes dramatiques, correspondances et journaux : autant de formes multiples et souvent atypiques d’un art qui dans les premières décennies du XXe siècle compose une modernité au féminin.
Celle que la postérité appelle familièrement, Lou Andréas-Salomé gagne avant tout à être connue par son oeuvre, qui appelle encore un patient et solide travail d’analyse. (Source Evene)
PRIÈRE À LA VIE
Certes, comme on aime un ami
Je t’aime, vie énigmatique –
Que tu m’aies fait exulter ou pleurer,
Que tu m’aies apporté bonheur ou souffrance.
Je t’aime avec toute ta cruauté,
Et si tu dois m’anéantir,
Je m’arracherai de tes bras
Comme on s’arrache au sein d’un ami.
De toutes mes forces je t’étreins!
Que tes flammes me dévorent,
Dans le feu du combat permets-moi
De sonder plus loin ton mystère.
Être, penser durant des millénaires!
Enserre-moi dans tes deux bras :
Si tu n’as plus de bonheur à m’offrir –
Eh bien – il te reste tes tourments.
⏤ Ma vie
TOI, CIEL CLAIR AU-DESSUS DE MOI
Ô ciel clair au-dessus de moi,
C’est à toi que je veux me confier :
Fais que les joies et les peines d’ici-bas
Ne m’empêchent pas de lever mon regard vers toi!
Toi qui te déploies sur tout
À travers les espaces et les vents,
Montre-moi le chemin, si ardemment désiré,
Où je te retrouverai.
Des joies je ne veux pas la fin
Et ne veux fuir aucune peine;
Je ne veux qu’une chose : de l’espace, rien que de l’espace
Pour m’agenouiller au-dessous de toi.
⏤ Ma vie
BONHEUR DE MARS
Les branches nues, par les vents agités
Portent la dernière neige de mars, molle et mouillée,
Il me semblait marcher dans un monde enchanté
Et entrer dans l’obscur silence du soir.
Du plus profond des forêts monte
Seul le chant d’une mésange
Comme une promesse de la nature :
Un appel, un salut, une annonce du printemps.
Comme s’il lui fallait envoyer un messager
Pour faire oublier le gel et la neige
Jusqu’à ce qu’une vision de rêve
Nous montre un printemps qui n’est pas.
Eh bien ! – Plus jamais il ne m’abusera, –
Mais je veux connaître ce bonheur de mars :
Rester immobile dans un paysage d’hiver
Pour entendre un appel du printemps.
1890. Tempelhof
⏤ Journal
MORT ET QUINTESSENCE Source: Terres de femmes |
Après un séjour à Paris et après être devenu le secrétaire du sculpteur Rodin, Rainer Maria Rilke voyage en Europe. Il s’arrête notamment en Italie. Ces pérégrinations et ces nouvelles découvertes donnent au poète allemand un regard nouveau sur le monde qui l’entoure : dans l’instabilité, il récuse sa propre existence. En proie au doute, peut-être ? Seule sa muse, Lou Andreas Salomé, à qui il envoie cette lettre, peut lui garantir une reconnaissance affective … |
13 novembre 1905 Chère Lou, Cela me touche étrangement qu’il y ait maintenant une patrie autour de toi, une maison remplie de ta présence, un jardin qui vit de toi, un espace qui t’appartient ; oui, je comprends que tout cela ait été et n’ait pu qu’être lent à advenir : car ton univers exige la réalité et a la force de l’exiger ; le premier et lointain Loufried était presque comme un rêve, légèrement fragile et plein de choses anticipées ; mais il tenait à toi, et quand tu venais, la maison était grande et le jardin sans fin. C’est ce que j’éprouvais alors, et je sais aujourd’hui que c’est justement l’infinie réalité qui t’entourait qui constitua pour moi l’événement le plus profond de cette époque indiciblement bonne, grande et généreuse ; le processus de métamorphose qui s’empara alors de moi en mille endroits à la fois émanait de ton existence indiciblement réelle. Et tout cela se produisit parce qu’il m’a été accordé de te rencontrer à un moment pour la première fois je courais le danger de m’abandonner à l’informe. Et ici aussi, au milieu du déchirement avec lequel j’ai renoué, Je comprends si bien que les choses viennent à toi comme les oiseaux retournent au nid lointain quand le soir tombe. Mille lois, grandes et petites, se sont accomplies avec la maison qui s’est construite autour de toi. Je suis si heureux qu’elle existe, et j’ai l’impression que ses effets bienfaisants me parviennent jusqu’ici. Mon combat, Lou, et mon péril consistent en ceci C’est seulement pendant mes journées de travail (fort rares) que je deviens réel, que j’existe, que j’occupe l’espace comme une chose, pesant, gisant, tombant, et puis une main vient me relever. Inséré dans l’édifice d’une grande réalité, j’ai alors le sentiment d’être un élément important, posé sur des fondations profondes, encadré à droite et à gauche par d’autres portants. Il y a donc constamment devant moi cette unique tâche à laquelle je ne m’attèle toujours pas, bien que je doive le faire : trouver le chemin, la possibilité d’une réalité quotidienne… J’écris cela, chère Lou, comme dans un journal intime, tout cela parce que je ne peux pas écrire de lettre maintenant mais n’en suis pas moins désireux de te parler. J’ai presque perdu l’habitude d’écrire, aussi pardonne-moi si cette manière de lettre est détestable et désordonnée. Peut-être n’y voit-on même pas qu’elle est emplie de joie à la pensée de ta maison et y apporte mille voeux. Mille. Tous. |