n Occident, le yoga est vu comme une gymnastique douce, associée à des exercices respiratoires et des efforts de concentration pour faire le vide en soi.
Le but est de se détendre, d’oublier soucis et douleurs, et ainsi d’atteindre la sérénité.
Nous contemplons le visage paisible de Bouddha, et nous nous disons : « Ah, si seulement je pouvais moi aussi être détendu, insensible à la douleur, protégé contre l’angoisse ! »
Alors, nous nous inscrivons au club de yoga de notre entreprise, notre quartier, notre maison de retraite.
Le club de yoga de notre quartier
Là, nous retrouvons en général une majorité de personnes assommées par les responsabilités familiales, la pression professionnelle et les tracasseries de la vie moderne.
Elles viennent chercher du calme, du silence, une détente bien nécessaire.
Et pourtant, rares sont celles qui poussent très loin cette pratique.
Après une courte période d’enthousiasme de quelques semaines ou mois, elles s’aperçoivent qu’elles ne trouvent pas la sérénité totale incarnée par Bouddha. Tout au plus le “calme intérieur” dure-t-il dix minutes après chaque séance.
Elles ont beau se forcer, rien n’y fait. Tout se passe comme si la méthode, appliquée pourtant consciencieusement, ne marchait pas pour elles. Les livres de Matthieu Ricard, Sogyal Rinpoché, le Dalaï-lama, Krishnamurti, Eckart Tolle, Alexandre Jollien ou d’autres maîtres spirituels, aussi attirants qu’ils paraissent, leur laissent la même frustration, le goût d’inachevé malgré l’espoir et l’impression de bien-être qu’ils procurent sur le coup.
Peu à peu, elles espacent les séances.
Leur tapis de yoga reste au placard, tandis que les livres de sagesse stationnent sur la table de nuit, accumulant la poussière.
Et leur état mental est encore pire qu’avant.
Car aux contrariétés qu’elles avaient, et que le yoga n’a pas résolues, s’ajoute désormais le sentiment d’échec de n’être pas parvenues à pratiquer le yoga.
Elles ont perdu l’espoir de pouvoir aller mieux de cette façon là. Une voie de sortie potentielle, sur laquelle elles comptaient, s’est révélé être une impasse de plus. Et elles se persuadent qu’elles ont manqué de volonté. Leur sentiment de culpabilité s’aggrave.
Que s’est-il passé ?
Le détail oublié
C’est très simple.
Les personnes qui pratiquent le yoga en Occident ont oublié un “détail”.
Dans le célèbre traité de sagesse chinoise « Le Secret de la Fleur d’Or », du Lu Tsou, il est dit au sujet du yoga : « Si la mauvaise personne utilise le bon outil, le bon outil fonctionnera de la mauvaise façon ».
En Asie, les yogis (personnes qui pratiquent le yoga) ont une vie intérieure bien différente de la nôtre. Leur vision du monde est même opposée à la nôtre.
Le résultat est que la pratique du yoga n’a pas les mêmes effets sur eux que sur nous.
Comment les Occidentaux voient le monde
En Occident, nous considérons comme évident qu’il existe d’un côté le monde matériel, de l’autre notre esprit.
Notre cerveau capte, par l’intermédiaire de nos cinq sens, des informations sur le monde, et il les traite comme un ordinateur, pensons-nous.
L’idéal est pour nous de fonctionner comme un ordinateur, de façon logique, rationnelle.
Nous sommes contrariés quand nous agissons autrement, par colère, envie, paresse, passion, folie. Nous avons alors l’impression d’avoir manqué de volonté, et nous assimilons cela à une défaite.
Nous n’avons pas tout à fait tort, car cette façon de fonctionner est très efficace : elle nous apporte le progrès technique et scientifique, et la richesse matérielle.
Cependant, tout ce qui relève de l’inconscient, du monde spirituel est refoulé, réprimé, ignoré, au mieux considéré comme fantaisiste, inutile ou gênant.
Cette façon de fonctionner nous paraît normale. En réalité, elle est très particulière et comporte des dangers.
Les dangers du mode de pensée occidental moderne
Cette façon de penser peut nous conduire à nous comporter avec nous-même comme un maître avec son esclave.
Nous nous imposons des objectifs, et nous exigeons des résultats. Si nous n’y arrivons pas, nous nous punissons par un sentiment d’inadéquation.
Cela peut se manifester par des problèmes digestifs, de l’hypertension, du surpoids, des éruptions cutanées (psoriasis, eczéma), de l’insomnie, de la dépression, des pertes de cheveux voire de dents, ou même le cancer.
Ce n’est pas du tout la façon dont les gens voient les choses en Orient.
Comment les Orientaux voient le monde
En Asie, les Hommes considèrent traditionnellement comme évident qu’ils ne sont que les jouets de forces spirituelles bénéfiques ou maléfiques.
Ces esprits cohabitent avec eux à chaque instant de leur vie et dans toutes leurs activités : dieux et déesses, anges et démons, qui usent de sortilèges, charmes, maléfices…
Ces créatures spirituelles interviennent en permanence dans leur vie, provoquant des envies, des émotions, des passions.
Lorsqu’il vous arrive un bonheur, ou un malheur, ce n’est donc pas forcément vous le responsable mais les dieux, le destin, ou une méchante personne qui vous a jeté un sort.
Cela rend les gens superstitieux, mais le bon aspect des choses est qu’ils ne se sentent pas seuls, écrasés par un Univers infini, froid, et cruellement indifférent. Ils ont au contraire la conviction profonde d’être en lien avec des forces animant la Nature et l’humanité, et la certitude que leur vie intéresse les forces invisibles.
La maladie et leur propre mort ne leur paraissent pas si inquiétantes, car ils ne doutent pas de l’existence d’une vie après la mort, possiblement plus agréable qu’ici-bas.
En Inde, la croyance dans la réincarnation éternelle fait que votre vie actuelle a au fond peu d’importance par rapport aux milliers de vies que vous avez vécues avant, et que vous vivrez après. D’ailleurs, si vous êtes pauvre et malade, c’est que vous serez riche et en bonne santé dans une vie suivante. Il n’y a pas à s’inquiéter outre mesure de la souffrance, forcément passagère.
Se considérant comme soumis à des forces extérieures qu’ils ne contrôlent pas, les gens sont plus doux avec eux-mêmes.
Ils ne se méprisent pas autant que nous, ne se dévalorisent pas aussi vite que nous. Ils ne perdent pas une vaine énergie à faire taire des angoisses dont ils savent bien qu’ils ne les maîtrisent pas.
Rencontre entre l’Orient et l’Occident
Cette façon de penser a été validée par des philosophes en Occident comme Kierkegaard, Nietzsche et Heidegger et des psychologues comme Janet, Freud et Jung, qui ont révélé à quel point notre conscience et donc notre rationalité, étaient en fait soumises, influencées et même déterminées par des passions et des forces inconscientes dont nous n’avons aucune idée.
Ces forces inconscientes nous “habitent”, nous “possèdent”, avec des conséquences exactement aussi fortes que s’il s’agissait d’une personnalité autonome qui se serait emparée de nous.
C’est ainsi que ces penseurs ont découvert que l’Homme civilisé est beaucoup plus proche du “sauvage”, et des sociétés traditionnelles, qu’il ne le pensait.
Il n’a pas réellement perdu ses terreurs antiques, ses réflexes archaïques. Il a plutôt mis un couvercle dessus pour les étouffer, et oublié les rites qui lui permettaient de vivre avec.
Le résultat est qu’elles ressurgissent de façon anarchique dans sa vie, sous forme de névroses ou de même de maladies physiques.
Cela explique l’apparent paradoxe suivant : nous avons l’impression d’être plus raisonnables et capables que nos ancêtres et que les peuples primitifs ; pourtant, force est de constater que c’est chez nous qu’il y a le plus de malheureux, de désespérés, contre lesquels notre abondance matérielle n’est d’aucun secours.
Nous avons fait l’erreur de nous réfugier dans notre conscience, et d’ignorer le domaine de notre inconscient. Cela nous a conduits à perdre toute notion de ce que peut être une vie vivable et supportable pour un être humain.
Que se passe-t-il, quand un Occidental se met au yoga ?
Le risque pour lui est de se couper encore plus de son inconscient, et de se servir des outils du yoga pour, encore plus qu’avant, s’empêcher de penser.
Le yoga peut devenir pour lui une technique pour augmenter encore sa volonté de contrôle sur ses émotions, qui est déjà hypertrophiée et tyrannique. En langage simple, il met un tour de vis supplémentaire au couvercle de la cocotte-minute sur le point d’exploser.
C’est pourquoi tant d’Occidentaux sont revenus de Katmandou, non pas rayonnants de joie et de sérénité, comme le Bouddha avec son bon sourire, mais au contraire plus perdus et désespérés encore qu’avant, ne trouvant de soulagement que dans les paradis artificiels (drogues et/ou idéologies).
Selon Carl G. Jung, dans son livre “Psychology and the East” (La psychologie et l’Orient, en anglais uniquement), l’Occidental a souvent besoin de l’inverse du yoga, à savoir de la volonté (et du courage !) de prendre en compte les émotions qui se manifestent en lui, de les contempler, les apprivoiser, et si possible de les comprendre.
Non pas se déconnecter de son inconscient, dont il est déjà beaucoup trop coupé, mais au contraire le redécouvrir, via l’étude de sa personnalité, de ses relations, de ses émotions, de son histoire, des symboles et mythes anciens de sa civilisation, qui ont fait de lui ce qu’il est aujourd’hui.
Le jour où il réussit à “réenchanter son monde intérieur”, à s’apercevoir qu’il est porteur d’une âme riche, capricieuse, exigeante, complexe, alors il est prêt pour commencer les séances de yoga qui lui permettront d’atteindre l’étape suivante du développement spirituel.
« Sans cela, écrit Carl Jung, la méthode du yoga n’est rien de plus qu’une affectation, quelque chose d’artificiellement plaqué, sans racines et sans sève, qui ne sert que l’objectif illégitime de s’illusionner soi-même.”
C’est l’opinion également du grand spécialiste du yoga Jean Varenne, auteur de « Upanishads du yoga » :
« Il n’y a pas grand chose à dire de la vogue récente du Yoga en Occident. […]
On n’en a retenu que les aspects soi-disant « pratiques » (gymnastique corporelle, ralentissement de la respiration) […] pour « se maintenir en forme ».[…]
Mais le Yoga n’est rien s’il n’est pas vu dans l’ensemble d’une conception du monde (darshana) qui ne peut être disséquée et « triée. »
Les Orientaux, eux, l’ont bien compris.
La pratique du yoga est recommandée chez eux aux personnes qui ont déjà exploré leur inconscient, et qui sont aux prises avec les productions déchaînées d’images, craintes, espoir, émotions, qui surgissent des profondeurs.
À ce moment-là, le yoga est nécessaire pour calmer cela et parvenir à la sérénité.
Il peut jouer son rôle pleinement bénéfique, où l’on devient capable, éventuellement, de réaliser les prodiges de Bouddha.